Paysages insoumis    
Ari J. Blatt    

 

 


La Mazière-aux-Bonshommes, Creuse © Thierry Girard 2009
(photographie publiée Paysages insoumis, édition Loco, 2012)


Faux-la-montagne, Creuse © Thierry Girard 2007 (photographie publiée Paysages insoumis, édition Loco, 2012)

 

Un territoire truffé de traces (extrait)

(...) les photographies de Thierry Girard pratiquent l’art subtil de la suggestion. Girard, grand photographe-voyageur qui part en mission dans le monde entier depuis les années 80 et qui, de temps en temps, tourne son regard vers la France, est un maître de l’observation recherchée des territoires, sensible aux évolutions des lieux et des paysages, et fort conscient de leur passé. Dans un de ses livres les plus récents, publié en Octobre 2012, les images laissent entendre l’Histoire, avec un grand H - sa grande hache - violente, sauvage, qui se montre ancrée dans les lieux représentés. Ici, dans ses Paysages insoumis, Girard traine son appareil grand format sur le Limousin, « pays souffrant » selon Michelet, dans des endroits où, depuis la fin du Moyen Âge, règnent des périodes de turbulences religieuses, sociales et politiques.
Grace aux textes qui accompagnent les photos, Girard nous invite à rêver aux légendes et aux esprits qui animent ces terres. L’apparente banalité, le décor généralement pauvre des lieux représentés—des rues désertes, des carrefours quelconques, des granges tristes, un HLM, les alentours d’une fête foraine, le bord d’une route et plusieurs sous-bois, prairies, forêts et champs - masque, comme Pierre Bergounioux remarque dans sa préface, un « théâtre des luttes qui sont l’histoire même » (Girard 9). Une image, par exemple, montre un hameau à La Mazière-aux-Bonshommes dans la Creuse, où, en 1637, des Croquants périgourdains des communes avoisinantes se sont soulevés contre les troupes royales, refusant, « par violence, rebellions, assassinats et sons de tocsin » (14), la perception des nouveaux impôts. Tandis qu’une autre marque l’endroit, à la croisée des routes vers Limoges où, en décembre 1851, un groupe de Républicains, armé de piques et de fourches et hostile au coup d’état de Louis-Napoléon, se sont battus contre une charge de hussards. Comme Girard nous l’indique, c’est dans la forêt de Brigueuil que l’un des maquis Charentais est né, et c’est à Chabanais, sur le pont qui traverse la Vienne, qu’en juillet 1944 d’importants combats entre résistants et collaborateurs ont éclatés, menant à la libération de cette ville.
Jean-Christophe Bailly serait content de savoir que Girard ne néglige pas les rivières, qui se montrent une source formidable de cette histoire de l’insoumission en région limousine. Les images et les textes qui les accompagnent révèlent les secrets que cachent ces branches sinueuses de la Creuse. Comme le fait Girard, d’ailleurs, qui propose, à la fin de son livre, quelques sites où notre découverte sera imaginaire (ou elle ne sera pas !). Car dans ces quelques images avec lesquelles il clos le livre, l’histoire, les histoires, n’ont pas encore eu lieu. « Ces paysages sont le décor un peu incertain de ce qui aurait pu se passer, ou de ce qui pourrait advenir. Cependant, quelque chose vibre et sourd de leur placidité commune. Ils nous hèlent étrangement […] nous obligeant à un regard soudain attentif. Ces paysages-là, on jurerait qu’ils disent. Et nous les écoutons » (85).

© Ari Blatt 2014

Ari J. Blatt est professeur associé dans le département d’études françaises à l’Université de Virginie, à Charlottesville. Il est l’auteur, notamment, de PicturesintoWords : Images in Contemporary French Fiction (Lincoln and London : University of Nebraska Press, 2012), ainsi que plusieurs articles sur le rapport entre la littérature et la culture visuelle en France. Il travaille actuellement sur la représentation du territoire dans la photographie française contemporaine.
Extrait d’un article consacré à Jean-Christophe Bailly et intitulé “Un territoire truffé de traces“, paru en français dans la revue Nouvelles francographies, New-York, 2015.

 

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