Intelligent Landscapes /
L'intelligence du paysage
   
Ari J. Blatt    

 

 


Depuis plus de trente ans, Thierry Girard s‘interroge sur le pouvoir qu’a la photographie de façonner notre sens du lieu. Girard, lauréat du prestigieux Prix Niepce, cherche à faire surgir à la surface ce qu’il appelle « l’intelligence du paysage », à révéler à travers l’image les données secrètes présentes dans les endroits les plus familiers et qu’on a parfois peine à appréhender. Ses images mettent en lumière des sites ostensiblement insolites et sans valeur, hors des sentiers battus, en marge ou tout simplement oubliés. Les moments saisis par ces photographies ne montrent rien de très « décisif. » Elles ne séduisent pas non plus, comme le feraient certaines photographies pittoresques, des spectateurs devenus passifs. Les images brutes et pénétrantes affichées ici considèrent comme sites privilégiés ces paysages modestes du territoire français apparemment anodins mais qui méritent toutefois notre contemplation. Elles en exposent leurs souvenirs cachés, leurs affects, et proposent ainsi une profonde réflexion sur ce qui constitue le paysage de cette nation.

Dans un essai de 2010 intitulé « De l’esprit des lieux », Girard développe une idée qui sous-tend son approche photographique, ainsi que la plupart des photographies exposées ici : « j’ai pour ma part considéré très tôt que le paysage n’était pas indifférent, et qu’on ne pouvait surtout pas le réduire à la simple apparence de ce qui se présente à la vue, devant soi. » Suggérer que le paysage n’est guère « indifférent » ou apathique, c’est reconnaître que le monde est toujours plein de sens et de présence ; qu’il est rempli de ce que Michel Collot appelle « une pensée paysage » nous invitant à penser avec et par les lieux, qu’on soit présent dans les lieux mêmes, ou qu’on en regarde des représentations (tel le public de cette exposition). De telles photographies font voir le genius loci, le génie du lieu, bien souvent caché par le quotidien, mais qui peut, lorsqu’on arrive à le découvrir, nous enchanter, nous illuminer, et même nous émouvoir. Depuis longtemps, Girard cultive une patience méditative qui encourage ce genre de découverte. Il maîtrise les techniques d’un art à l’écoute des nuances de notre environnement et des détails minutieux du réel. Ainsi, pour autant, Thierry Girard ne « fait » pas de photographies. Il cède son regard au cadre et, plus simplement, et avec plus de poésie, il permet à l’image d’advenir.

L’intelligence du paysage / Intelligent Landscapes met en lumière un ensemble de principes distincts mais non pas exclusifs illustrant cette philosophie et façonnant le travail de Thierry Girard depuis les années 1980. Le premier est sa prédilection particulière pour les itinéraires. Inspiré du genre du « road trip » photographique pratiqué par des artistes tel Robert Frank, Lee Friedlander, et Stephen Shore, Girard a produit plusieurs séries de photographies qui tracent un parcours prédéterminé sur et autour d’un territoire particulier. Ces images font la chronique des lieux visités et des choses vues tout en témoignant du voyage personnel et intime que le photographe éprouve sur le chemin.

Contrairement aux itinéraires photographiques qui dépendent de modes de transport modernes et rapides, tels le train, l’avion et l’automobile, les photographies qui rendent compte des marches photographiques savourent au contraire leur lenteur. Marcher dans la nature, comme ces images nous le suggèrent, réveille les sens et ouvre le corps et l’esprit à l’intelligence du paysage que l’artiste cherche non pas à saisir mais à émettre dans ses photographies.

La troisième tendance que l’on peut remarquer dans le travail de Girard est la reconnaissance du potentiel métaphorique inhérent au paysage, et aux représentations photographiques de ces paysages qui se tiennent en marge du mode documentaire. Le photographe, moins motivé par la description pure que par le lyrisme, cherche à attribuer un sens plus poétique et symbolique aux choses du monde visible, et à libérer les secrets qui se cachent sous la surface de ce que l’on peut voir de nos propres yeux.

La sélection de photographies commandées par l’Observatoire photographique du paysage vise aussi à rendre visible l’invisible, mais d’une autre façon. L’OPP, comme on l’appelle, est une campagne photographique publique qui a été inaugurée en 1991 et qui finance encore aujourd’hui des photographes français et européens pour qu’ils suivent l’évolution naturelle—et l’aménagement artificiel—du paysage français. Les photographes de l’OPP, comme Girard, doivent tous suivre une série de contraintes techniques qui dictent la composition de chaque image. Chaque année, ils retournent dans la même région afin de photographier et de rephotographier, systématiquement, les mêmes sites. Ainsi, les images produites documentent l’évolution des lieux, et l’évolution de notre façon de les appréhender, dans le temps.

D’autres photographies qu’on trouvera dans l’exposition témoignent de l’intérêt que Girard porte à la diversité des « territoires » français hétérogènes. Ces images ont été produites lors de résidences d’artistes, notamment dans l’Oise, au nord de Paris, et dans les départements de la Creuse, la Haute-Vienne, et les Deux-Sèvres dans le centre de la France. Commandées par les collectivités publiques ou des centres d’art dans les régions qu’elles mettent en scène, ces photographies émergent d’une étude plus soutenue du lieu. Qui plus est, elles documentent et évoquent l’immersion du photographe, tant physique qu’émotionnelle, dans ces espaces.

Enfin, l’exposition montre deux séries d’images permettant au spectateur de comprendre comment l’intelligence du paysage se développe dans le travail le plus récent de l’artiste : une série de photographies mises en scène évoquant le genre de la peinture de paysages et qui revisite un musée imaginaire d’images peintes par quelques-uns des artistes européens les plus célèbres ; et un autre ensemble de quatre photographies sur le paysage d’une défaite militaire (la guerre de 1870) et du déclin démographique actuel dans la région des Ardennes. Ces deux séries incarnent parfaitement plusieurs des principes fondamentaux chez Girard, et montrent la direction que son travail prendra, peut-être, dans les années à venir ».

© Ari J. Blatt , 2015

Associate Professor and Chair
Department of French University of Virginia


Texte publié en présentation de l’exposition éponyme qui s’est tenue à l’université de Virginie à Charlottesville de février à mai 2015.

 
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