Jours tranquilles à Bègles
   
     

 

Jours tranquilles à Bègles

Ce titre fait évidemment référence au récit d’Henry Miller qui se passe à Clichy, petite ville de banlieue, séparée de sa métropole comme l’est Bègles vis-à-vis de Bordeaux, par une “barrière“ et un boulevard circulaire.

Lors de ses années parisiennes, Henry Miller y a partagé un modeste appartement avec un autre apprenti écrivain, dépensant sa maigre fortune en vins, bombances et femmes. Il eût été à Bordeaux, comme Hölderlin en son temps, je l’imagine bien, vivant à Bègles, entouré d’amis joyeux et libres d’esprit, et filant régulièrement vers la gare Saint-Jean se jeter dans les rets de la première courtisane venue.

Il m’est apparu très vite que cette petite ville de tradition ouvrière, sise en bord de Garonne, ne présentait pas les caractéristiques d’une banlieue sinistrée, ghettoïsée, livrée aux violences du mépris, du désespoir et de la misère, et à leurs dérives. L’histoire de Bègles est marquée à la fois par les sécheries de morue et par la forte présence des cheminots qui en firent pendant quelques décennies une plaie rouge vif sur la ceinture de la bourgeoise Bordeaux. D’où une image exécrée et une réputation sulfureuse que les villes limitrophes n’ont jamais partagé à ce point. Et si l’on bâtit, au sortir de la guerre, des cités pour abriter ce qu’on appelait encore la classe ouvrière —et plus tard, tous ces exilés chassés par la misère des autres mondes—, celles-ci ne furent jamais à la taille de ces grands ensembles qui passèrent en quelque temps de l’utopie au désastre. Cela ne veut pas dire que tout fût ou que tout est tranquille : il m’arriva de le mesurer, lorsque souhaitant photographier les habitants de telle ou telle cité, je me heurtai à des refus constants et répétés, et à quelques menaces verbales me faisant comprendre que je n’étais pas persona grata.

Mais justement, hors ces tensions habituelles —que la politique de renouvellement urbain est censée normalement apaiser—, il m’a semblé que l’esprit de village prévalait sur toute autre chose ; et j’aurais sans doute fait un contresens si, pour me mettre au diapason de l’air du temps, j’avais décidé de focaliser ce projet sur le mal-être des cités ou de la banlieue, en sachant par ailleurs l’ambiguïté de ce genre de démarche où l’empathie, voire l’engagement, peuvent être facilement détournés. Nous savons bien la difficulté à photographier, filmer une cité, interviewer ses habitants, et quelques exemples récents nous montrent que les meilleures intentions sont parfois récupérées de telle sorte qu’elles s’avèrent contre-productives. Ce n’était pas en tout cas le lieu d’une telle approche.

Bègles, c’est aussi une réalité topographique particulière, à savoir un tissu urbain éclaté, déstructuré, comme si la ville s’était construite par raboutages successifs de hameaux et de villages, sans qu’il y ait eu, jusqu’à très récemment, une réelle logique d’organisation urbaine ; ne serait-ce que par la création d’un vrai centre ou par une réflexion sur le mitage de l’espace disponible, entre entreprises et entrepôts, par une théorie de petites maisons modestes, souvent bricolées, qui ont fini par étouffer ce qu’il restait d’échoppes bordelaises traditionnelles et de maisons de maître. Il faut reconnaître aussi que le vaste réseau ferroviaire qui traverse et scinde la ville n’a guère aidé les choses. De fait, il m’est rarement arrivé de photographier une ville (30 000 habitants quand même) qui ressemble aussi peu à une ville, mais c’est ce qui en fait aussi son charme et lui confère justement cet esprit de village que j’évoquais plus haut.

Le parcours photographique s’est construit peu à peu, au gré des déambulations et des rencontres, le photographe étant un peu comme l’écrivain arpentant la ville, guidé par un subtil mélange d’improvisation et d’organisation. J’échappai cependant à la solitude du piéton en me glissant parfois entre gradins et pelouse un jour de rugby, entre scène et foule enthousiaste, légèrement hallucinée, un soir de concert au parc de Mussonville, dans les coulisses du cirque Romanès qui prit une année ses quartiers d’hiver au bord du lac de Bègles, ou dans les ateliers des artistes de la Morue noire. J’en rapportai quelques images.

Au hasard des rues, des immeubles, des rendez-vous promis, souvent reportés, parfois manqués, ce qui se met en place s’épure aussi d’une tentation vite refoulée, celle de suivre des moments de vie, au travail, chez soi, dans des lieux de loisirs, dont le bout à bout aurait pu constituer une autre façon de représenter les jours à Bègles. Dans le choix esthétique opéré, les portraits posés ont quelque chose de plus énigmatique, de moins anecdotique, tout comme les paysages qui finissent par échapper à leur transparence documentaire pour devenir les lieux d’une fiction possible. Au fond, il me plairait sans doute de donner cette matière brute, sans légendes, à un écrivain, à un Miller d’aujourd’hui qui en ferait le miel de ses pérégrinations fantasmagoriques.

©Thierry Girard, octobre 2010.

 
retour textes    
voir les photos