D'une mer l'autre    
par Thierry Girard    

> texte de Danièle Méaux

Prémices, avril 2000

Au commencement d’un nouveau voyage, l’artiste, l’écrivain, l’errant, autant de démiurges prêts à réinventer le monde, traçant sur la carte les chemins à venir, d’un trait ferme, s’imaginant déjà consigner sur les portulans l’inventaire de nouvelles découvertes et espérant qu’au bout de ce périple, après tant d’autres, quelque chose qui s’échappe des mots et des images puisse être enfin de l’ordre de l’accomplissement.

Les jours d’une genèse peuvent durer des années. Le premier jour on déplie une carte sur une grande table recouverte d’un drap blanc. S’étend devant soi, tel un corps qui s’offre, un pays, un territoire, des plaines, des rivières, des champs, des grèves, un bout d’océan, le pli d’une montagne. Ce jour-là le pays se nomme France, il a un nom, des noms, des noms de lieux, on en espère du mystère et du génie; on pose alors les mains doucement sur la carte, comme une caresse, pour que le désir croisse.

Le deuxième jour on s’invente déjà des parcours plus précis, on tire des lignes, d’un extrême l’autre, et la figure ainsi créée ressemble à une Étoile de David ce qui est plutôt séduisant. On mesure les distances, on se dit qu’il s’agit là d’un long voyage.

Le troisième jour l’enthousiasme bat son plein même si l’on manque encore d’arguments pour justifier cette nouvelle aventure. Le seul désir du voyage hic et nunc peut-il suffire? Évidemment il y a plein de bonnes raisons, ça court les préfaces de livres et les déclarations d’intention les bonnes raisons. Mais l’on sait aussi ce que ça vaut. Les bonnes raisons sont faites pour être trahies.

Le quatrième jour on se résigne facilement à réduire son ambition et à ne faire qu’une traversée en se disant qu’après tout on ira plus lentement et que l’on sera encore plus attentif. On hésite encore un peu sur le choix du parcours : partir du point le plus septentrional pour aller vers le plus méridional semble commun, alors on choisit le trajet le plus long et le moins évident, sud-est/nord-ouest, de la frontière avec l’Italie à la frontière avec l’Océan, de Nice à Ouessant, parce qu’on ne s’imagine pas arriver ailleurs qu’en Bretagne là où la géographie se rompt et le temps s’abolit. Aucune route n’y conduit directement, il faudra louvoyer et tirer des bords. On aime cette idée de navigation. On pense aussi à une autre navigation, celle de ces aventuriers, marins, explorateurs cherchant désespérément le passage du nord-ouest à travers les glaces. Bateaux fracassés, ambitions brisées.

Le cinquième jour, c’est l’automne. Il y a comme une profonde nostalgie du Japon où j’ai vécu plusieurs mois, il n’y a pas si longtemps. On vit avec plusieurs voyages, ceux que l’on a derrière soi et en soi, et ceux dont on rêve, comme d’autres vivent avec plusieurs maîtresses. Parfois on se mélange un peu, on nourrit la prochaine aventure des aventures précédentes. On rêve du printemps, du printemps à Kyoto; on pense avoir trouvé la solution, le fil conducteur, ce voyage s’intitulera Jours de printemps et se fera sous le signe du regain, de la renaissance de toutes choses. On se replonge alors dans ses recueils favoris pour y trouver tel haïku de Bashô

Ce qui me fait sourire
A nouveau le printemps

Sous un ciel de voyage

ou tel autre de Murô Saïseï

Le vent dans les bambous
Du matin jusqu’au soir
Jours de printemps

comme une confirmation de quelque bon augure. Jours de printemps en japonais se dit Haru no hi et signifie aussi soleil de printemps. Le voyage s’éclaire.

Le sixième jour on note l’intérêt des uns et des autres, on engrange nombre de promesses et quelques regrets sincères. Un ou deux mauvais coucheurs vite oubliés, quelques bons conseils et l’euphorie gagne le coeur du voyageur même s’il n’a que son bâton et une bourse éthique pour tout viatique. Il se demande s’il peut vraiment partir ainsi avec un aussi maigre équipage.

Le septième jour on ne fait rien sauf l’amour puisqu’il faut toujours faire l’amour avant de partir.

Le huitième jour... c’est en avril à Nice. Le printemps a déjà commencé. J’en ai vu passer les premiers jours avec colère et dépit depuis mon île atlantique. Pour échapper aux matinées démenties par les après-midi, pour rompre l’attente stupide auprès du téléphone, pour oublier cette liste de numéros cochés et recochés dont on espère chaque matin que l’un d’eux finira bien par débrouiller l’écheveau, il ne reste plus qu’une chose à faire, partir, non pas entreprendre véritablement le voyage mais essayer simplement d’en trouver la source, le vrai point de départ géographique ainsi que les prémices, les fondations. S’assurer en quelque sorte de la pertinence et de la nécessité de ce périple. On part alors pour s’enquérir d’épiphanies diverses, de petits morceaux de hasards qui n’en sont pas tout à fait, de bouts d’histoires, de phrases happées, d’images furtives et de rencontres heureuses, toutes choses accumulées dont on espère qu’elles feront sens soudain, au milieu d’une nuit, au cours d’une promenade attentive ou en conduisant lentement sur une route vide, et que l’on pourra se dire enfin rassuré et soulagé : «Oui! Je peux me mettre en route, je crois savoir ce qui va se jouer dans cette histoire.» (...)

© Thierry Girard

Début du journal de voyage qui constitue le texte de "D'une mer l'autre" , Éditions Marval, 2002.

 
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