Un hiver d'oise
   
     

 

Beauvais, 13 octobre 2007

Premiers repérages. Je décide d’aller vers le nord-ouest du département, vers des territoires qui me sont totalement inconnus, vers cette Picardie aux paysages ouverts et austères, et qu’on appelle parfois « la petite Sibérie » tant il peut y faire froid l’hiver lorsque rien n’arrête le vent du Nord. Je vais jusqu’à Formerie, attiré de manière inexplicable par le nom de cette petite ville. Je ne sais encore tout à fait ce que j’y cherche. Le monde d’aujourd’hui ou quelques fantômes ? Malgré quelques commerces autour de la place principale, la ville semble éteinte, figée dans un monde révolu. On imagine aisément ce que purent être ici les foires et les comices agricoles de jadis avec les bourgeois hautains, les ouvriers fiers et les paysans endimanchés. Trois ou quatre camions font le marché d’aujourd’hui. On y parle picard, on plaisante d’un étalage à l’autre en hélant les rares chalands. Pour un peu il me faudrait acheter une veste de travail et quelques pommes. Je ne sais quoi encore photographier et je m’installe dans un petit café près de la gare, le café du Nord, pour y prendre quelques notes et goûter l’extrême plaisir de me sentir totalement dépaysé.
Sur le retour, par le dédale des routes de campagne, j’arrive au petit village du Hamel. L’église Notre-Dame du Hamel est devenue un haut lieu de pèlerinage depuis que la Vierge est apparue au seigneur du lieu, prisonnier en Terre sainte, l’a délivré de ses chaînes et l’a « téléporté » jusqu’en son fief quitté depuis dix longues années, le jour même où sa fidèle épouse avait fini par se résoudre à convoler en de nouvelles noces. Des fers rouillés au bout d’une longue chaîne — censés être ceux du prisonnier… — pendent au plafond de la chapelle. Étrange hasard que de retrouver le mythe odysséen ainsi transposé dans la campagne picarde. Athéna (qui était elle-même vierge), Ulysse, Pénélope, au milieu des champs de betteraves ! Mais ce paysage arasé n’est-il pas une vaste mer dont les villages seraient les îles ? Et Le Hamel, une modeste Ithaque dont le héraut serait Denis Dormoy, écrivain et poète, qui me reçoit dans sa haute maison de briques rouges juste en face de l’église. Je tiens à le rencontrer dès le début de cette aventure afin qu’il me donne quelques judicieux conseils de lecture sur les écrivains ayant vécu en Oise ou ayant écrit sur l’Oise. Assis de part et d’autre d’une grande table de cuisine, buvant ce café du Nord que l’on tient au chaud toute la journée, nous parlons du pays, de cette terre dont il est issu, et de littérature.
Mais, par-delà les noms évoqués — Nerval, certes, mais aussi Aragon, Flaubert, Barbusse, Deguy, et ce personnage méconnu dont j’ai découvert l’œuvre hier dans une librairie, Philéas Lebesgue, le Mistral picard —, il me revient cet air odysséen qui résonne en moi comme un bon augure. Il s’avère que l’Ulysse de Joyce est sans doute l’une des clés pour comprendre la manière dont j’ai structuré nombre de mes travaux précédents. Tout parcours, tout itinéraire, toute déambulation erratique est pour moi — quels qu’en soient le lieu et la durée — un peu à l’image du Bloomsday (1), avec en filigrane, de manière sous-jacente, mais comme un voile qui révèle et qui cache à la fois, la trame d’un récit antérieur dont je peux me nourrir ou que je peux trahir.

1 – L’Ulysse de James Joyce se déroule sur une seule journée, le 16 juin 1904, à Dublin. On y suit l’odyssée dublinoise de Léopold Bloom.

 

Beauvais, 30 mars 2008

Ainsi, me voici arrivé au terme de ma résidence d’artiste dans l’Oise. Après quelques repérages en octobre, je n’ai vraiment commencé à photographier que dans l’automne finissant. Il a fallu donc faire avec les journées courtes et les ciels bas et plombés s’entrouvrant parfois dans l’ultime lueur du jour. Il y eut les pluies incessantes, continues, du matin au soir, et quelques lumières miraculeuses. Mais trop peu, si peu. Je pensais que la proximité avec la Manche engendrerait des ciels vifs et bousculés, des ciels qui fluent avec la marée et déversent d’un coup le trop-plein de leurs nuages, comme dans mes hivers atlantiques ; mais il fallut trop souvent me résigner à subir ce gris éteint sous un ciel immobile, annihilant toute forme et toute couleur, en espérant seulement qu’à l’heure du crépuscule quelque épiphanie céleste se produisit. Ma fréquentation assidue des églises de l’Oise se devait d’y contribuer, mais… Las ! Ce que j’y ai recueilli risque de me conduire tout droit en Enfer.

J’ai l’air de me plaindre, mais au fond je n’ai jamais détesté ces Winterreise, bien au contraire – et il n’est pas nécessaire d’énumérer mes séries antérieures pour le prouver –. Cette fois, je n’ai quand même pas eu la partie facile. Et pourtant le titre que j’ai trouvé, il y a déjà quelques semaines, pour résumer ce travail, Un hiver d’oise, renvoie plus à quelque mélancolie songeuse qu’à l’épreuve « tragique » de la traversée de l’hiver ! Oise, comme aise ou oiseux, ou oisif – à ce propos, j’ai découvert que les habitants de l’Oise n’étaient ni oiseux, ni oisais, ni oisiens, mais isariens, ce qui est plus élégant – ; bref, une simple manière de dire qu’il y eut quelque bonheur à traverser de part et d’autre le plateau picard (la moitié nord de l’Oise), en état de rêverie oiseuse, adaptant le rythme lent de ma conduite à une forme d’étrange intuition qui me permettait, parfois après des heures d’errements vains, d’arriver pile ! en un paysage de promesse, sous une lumière inattendue mais espérée, sauvant en quelque sorte le reste de la journée. Il m’est arrivé aussi – parce que je ne suis pas toujours si malin – de devoir venir deux fois, trois fois, quatre fois en tel ou tel lieu, avant de pouvoir photographier dans des conditions correctes.
Et puis, quitte à jouer avec les mots existants ou les néologismes, cet hiver d’oise m’a permis aussi de nommer les trois séries qui composent ce travail : toise, noise, poise. Mais j’aurais pu tout aussi bien travailler sur foise, moise, joise…

Que dire de Toise, sinon que la mesure est ancienne, qu’elle signifie l’étendue des bras et vaut six pieds de long. Ici, dans ce paysage arasé, aussi nu que le montueux Golgotha, j’aurais pu me représenter devant l’objectif, les bras en croix, toisant du regard en quelque sorte le champ de ma vision et l’étendue du paysage. Il m’advint aussi de lire dans les moments d’incertitude tel ou tel poème de Michel Deguy, frappé par le titre de son premier recueil, Fragment du cadastre, recueil écrit ici-même à Troissereux, au bord du plateau, alors que le poète était jeune professeur dans l’Oise. Je n’en ai tiré nulle citation à mettre en exergue, ce n’était pas le but. Mais il me semblait que Michel Deguy – que j’imagine arpentant cette vastitude, fouetté par le vent libre de haies –, qui n’a de cesse d’interroger la façon de la langue dans la fabrication du Poème, pouvait m’accompagner sur la façon du regard dans la fabrication des images.

S’il est un écrivain auquel on ne peut échapper lorsqu’on évoque l’Oise, c’est bien Gérard de Nerval, le poète du Valois. Et j’y échapperai d’autant moins que je reviens régulièrement vers son œuvre lue et relue depuis l’adolescence, non pas tant pour son romantisme très inspiré de Goethe et des poètes allemands qu’il chérissait, que pour la grâce et la fluidité d’une langue exquise. L’abbaye de Chaalis, Loisy, Mortefontaine sont les îles de sa carte du Tendre et il m’importait d’y accoster, même pour n’y rien saisir. J’ai de l’affection pour cet homme fragile et perdu – telle la nuit qui ouvre l’une des nouvelles des Filles du feu –, marchant d’un lieu à l’autre à travers la forêt d’Ermenonville, crotté de la boue des chemins, en quête d’amours impossibles ou impassibles, et de souvenirs lointains dont on se demande si une vraie femme les a jamais incarnés. Il y a du Werther chez Nerval, un Werther qui finira pendu à un réverbère par une nuit glaciale d’hiver.

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie. (1)

Alors, Noise ! Entre tumulte et querelle ? On dit chercher noise pour signifier une querelle de rien, Beaucoup de bruit pour rien… Noise peut-être pour le côté légèrement blasphématoire de mes images religieuses – et Nerval, qui dans ses Chimères et ailleurs doutait de l’existence de Dieu, s’inquiète régulièrement d’être pris pour un blasphémateur à une époque où cela n’était pas simple – ; peut-être aussi pour La Belle Noiseuse, le tableau que le peintre Frenhofer n’arrive pas à achever dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, et qui, du portrait initial abandonné, se transforme par la grâce d’un nouveau modèle en un maelström de couleurs d’où surgit simplement un pied magnifique. On ne sait si la nuit fut glaciale ce soir-là, mais, face à la moquerie des autres peintres, Frenhofer se suicida en détruisant son tableau.

Quand à Poise, c’est un néologisme, ou un anglicisme qui dit bien ce qu’il veut dire. Moins le dégoût que la poix, la poisse, les cheminées, le brouillard, la pluie qui lave les scories sur les façades des usines, des silos et des cafés couleur de brique où l’on boit, où l’on refait le monde et où l’on danse parfois ; toute cette géographie industrielle qui dit le travail, le labeur, la solidarité ouvrière, la misère parfois, mais aussi l’espoir d’un monde nouveau, la Clarté, pour reprendre le titre d’un roman d’Henri Barbusse, autre auteur isarien. Henri Barbusse, écrivain communiste et antifasciste, thuriféraire de la littérature prolétarienne – mais aussi l’un des premiers biographes de Staline, et à sa gloire ! – qui vécut à Aumont-en-Halatte, près de Senlis. Barbusse écrivit Clarté juste après Le Feu, ce récit terrible des tranchées, vécu de l’intérieur, et qui sent les tripes, les boyaux, la merde et la mort. Clarté, c’est l’espoir retrouvé, le plus-jamais-ça avec la promesse d’une révolution portée par les « citoyens du monde ». Cela dit, les bons sentiments ne font pas forcément les bons livres, et le roman a mal vieilli. Peut-être devrais-je lire L’Enfer, ce récit d’un voyeur qui analyse le monde depuis une modeste chambre d’hôtel et un trou dans la cloison ? Barbusse décrivait alors « l’infini de la misère », une misère existentielle.

En tous cas, en ce dimanche 30 mars c’est pas joise, et pour mon dernier séjour prolongé en Oise (il ne me reste que quelques « raccords » à faire), j’ai le sentiment d’accumuler les journées les plus vaines : ciel épais, d’un gris crasseux, suintant régulièrement la pluie, au point que ce léger débord vers le printemps – nous sommes déjà fin mars – n’existe que sur le calendrier et non sous les cieux. Comme souvent, les jours de no future, je vais là où ça poigne le plus ; au hasard, aujourd’hui, un petit retour vers Mouy, charmante petite cité industrielle à l’ouest du bassin de Creil.
En route, je m’arrête une nouvelle fois à Clermont, troisième visite à l’église Saint-Samson dont j’aime la forme singulière, ramassée et toute en hauteur, ce qui a le mérite les jours de beau temps de lui conférer une lumineuse clarté. J’avais remarqué, lors de ma première visite en novembre, entre autres trésors, un tableau représentant Marie terrassant le Malin, une peinture de l’École italienne (XVIIe siècle). J’aime l’élégance aérienne de cette Madone qui ne semble pas écraser son ennemi, mais qui semble plutôt prête à l’étouffer, à l’absorber sous l’ample robe d’un rouge écarlate. Par je ne sais quel détour pervers de la pensée, cette scène m’évoque immédiatement un tableau de Jean Hélion, Le peintre piétiné par son modèle – l’une de ses dernières œuvres – qui se trouve au musée de Picardie à Amiens. J’y vois moins la scène allégorique et chaste de l’iconographie purement religieuse que la relation ambiguë de l’artiste renversé par la beauté virginale de son modèle ou soumis à sa vengeance. On sait bien que la peinture et la statuaire religieuses n’ont cessé de célébrer le corps profane et divin – vertu et faiblesse de la chair, des passions et des désirs – jusque dans les scènes de martyr, de crucifixion ou de déploration. Entre les représentations liées à l’Ancien Testament, au Nouveau Testament et au martyrologue catholique, toutes les formes d’érotisme et de perversion (voyeurisme, fétichisme, sadomasochisme, etc.) ainsi que tous les genres sexuels sont déclinés allègrement ; ce que je porte pour ma part au crédit du catholicisme. S’il n’y avait eu que des monothéismes puritains et iconophobes, qu’en serait-il de l’histoire de l’art ? Et si Freud n’avait pas grandi dans le très catholique empire austro-hongrois, si sa culture juive n’avait pas été également nourrie de cette articulation dialectique entre le péché et le plaisir, la faute et la rédemption, qu’en serait-il de la psychanalyse ?
Pour en revenir à l’église Saint-Samson, je dois avouer ma faiblesse pour le pied fin et délicat qui sort de sous l’étole vert Véronèse. Cet érotisme du pied virginal est l’une de mes récurrences favorites.

De l’autre côté de l’abside, à l’opposé de la chapelle où Marie terrasse le Malin, l’obscurité me révèle un tableau qui m’avait échappé lors de mes visites précédentes, sans doute noyé par l’abondance de la lumière céleste tombant des hauts vitraux. Il s’agit d’une Ascension où Marie-Madeleine essaye de garder, encore un instant pour elle, en le retenant par la jambe et par le pied, un Christ devenu léger comme l’air. Mais son regard éperdu s’attarde du côté du perizonium qui voile la nudité du Christ – dans la représentation du pagne, tout est dans l’art du nouage. Certes, si je reprends la thèse de Léo Steinberg (La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne), tout ceci a une justification théologique liée à ce qu’il nomme l’humanation du Christ : « Le membre exposé signifie tout à la fois la vie de Dieu en tant qu’homme et sa mort d’homme, peut-être même sa résurrection (2) ». Par contre, je n’ai pas d’explication concernant la cinquième plaie du Christ, celle causée par le coup de lance que le légionnaire Longinus porta au flanc du Christ pour s’assurer qu’il était bien mort. Selon les périodes et les localisations géographiques, les représentations vont de quelques gouttes qui perlent au flot de sang, autour d’une marque qui peut prendre l’aspect d’une légère cicatrice ou d’une blessure ouverte, mais aussi, plus symboliquement, d’un œil fermé, d’une bouche, voire d’une vulve. Que dire alors de ce lien non fortuit entre le javelot phallique et la blessure féminine due à ce pilum à lame plate en forme de laurier, symbole de l’Empire romain triomphant ? Que de la côte du Christ naîtra l’Ève nouvelle ? Ou alors, s’en remettre à Nerval, encore :             

L’augure interrogeait le flanc de la victime,
La terre s’enivrait de ce sang précieux…
L’univers étourdi penchait sur ses essieux,
Et l’Olympe un instant chancela vers l’abîme (3
).

La pluie a cessé. Délaissant enfin l’église Saint-Samson et ses trésors, je redescends dans le bas de Clermont ; et, par une de ces coïncidences qui ne sont pas si étranges – je me suis nourri, jeune homme, de cette conception du hasard chère à André Breton – je me retrouve à photographier un alignement de petites maisons ouvrières butant sur un cul-de-sac : l’impasse s’appelle Flaubert. Or, je viens de relire L’Éducation sentimentale de Flaubert – mon édition, très piquetée de traces d’humidité, est datée de 1969, ce qui me ramène à la fin de l’adolescence. Peu de choses dans l’Oise, si ce n’est un très court passage à Montataire, près de Creil, où Frédéric retrouve Madame Arnoux dans la faïencerie de son mari avec l’espoir qu’elle cède enfin à son amour transi :

« Il ne rencontra personne dans l’escalier. Au premier étage, il avança la tête dans une pièce vide ; c’était le salon. Il appela très haut. On ne répondit pas ; sans doute la cuisinière était sortie, la bonne aussi ; enfin, parvenu au second étage, il poussa une porte.
Madame Arnoux était seule, devant une armoire à glace. La ceinture de sa robe de chambre entr’ouverte pendait le long de ses hanches. Tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite ; et elle avait les deux bras levés, retenant d’une main son chignon, tandis que l’autre y enfonçait une épingle. Elle jeta un cri et disparut (4) ».

Puis, peu après, arrivant à Mouy à nouveau sous une pluie battante, je me réfugie dans une brocante où mon regard est immédiatement attiré par une édition Les Belles Lettres 1945 de Bouvard et Pécuchet, la même édition que celle que je possède des Voyages de Flaubert. J’ai le deuxième tome, mais pas le premier ; on fouille un peu avec la brocanteuse et on le trouve, coincé sous une pile de livres insignifiants. Broché et non coupé, jamais lu. Pour deux euros. Avec en prime, une image de catherinette trouvée dans le fouillis de cartes postales : la belle n’est pas d’une grande beauté, son menton fuit et son nez proémine, mais tout un côté de ses cheveux lui faisait un flot noir sur l’épaule droite… Encore que, non, ce jeté d’épaule, je n’imagine guère la prude et vertueuse Madame Arnoux se laissant aller à une telle provocation…
Au bas droit de l’image, je remarque un 666, le chiffre du Malin, toujours lui. Et au dos, de cette belle écriture de l’époque, une brève déclaration, telle l’affirmation d’une liberté revendiquée, d’un droit au non-mariage : « Vive Sainte Catherine, signé Marthe ».

Alors, à Mouy, c’est poise ou moise ? Les deux sans doute. Je photographie d’abord une ancienne fabrique de chaussures que j’avais déjà repérée. Il reste sur la façade le sigle MIR : dois-je en déduire que dans cet ancien fief communiste on fabriquait ici les chaussures de la Paix (5) ?
L’église, fermée, est la plus noire de suie et la plus verte de mousse que j’ai vue dans la région. J’imagine la nef sombre, pénétrée d’humidité, et pour reprendre une expression de Pierre Michon, comme « imbue de son odeur de tombe (6) ».

Sur la place principale, le panneau électronique de l’affichage municipal est muet. Nulle invitation, nulle annonce, nulle promesse, nulle clarté à venir. La chambre 4 x 5 posée sur l’épaule, j’erre lentement par les rues vides alors qu’une fausse nuit tombe, une nuit de nuages posés les uns sur les autres jusqu’à occulter toute la lumière des cieux. Je me rappelle alors l’un de mes premiers soirs dans l’Oise, sur une route de campagne tout au nord-ouest du département. La nuit avançait comme une couette épaisse qu’on tire sur le lit du jour, mais l’horizon baillait encore la lumière crue. Je fis quelques photos. Les phares des voitures dans le lointain me rappelaient les feux des bateaux lorsque la nuit vient sur mon pertuis atlantique, et le vent vif avait des senteurs d’ailleurs. Dans la lueur de mes phares, je fis une dernière photo du chemin devant moi semé de petits cailloux blancs, telle une peau graineuse. Il ne restait du jour qu’une mince blessure couleur sang, juste au-dessus de la courbure des champs. J’aimais cet instant, hic et nunc, dans cet égarement d’oise.

1 – Gérard de Nerval, El Desdichado, Les Chimères, coll Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1952.
2 – Léo Steinberg, La sexualité du Christ dans l’art de la Renaissance et son refoulement moderne, Collection L’Infini, Gallimard, Paris, 1987.
3 – Gérard de Nerval, Le Christ aux oliviers, Les Chimères, coll Bibliothèque de La Pléiade, Gallimard, Paris, 1952.
4 – Gustave Flaubert, L’Éducation sentimentale, Garnier/Flammarion, Paris, 1969.
5 – « Mir » en russe.
6 – Pierre Michon, Vies minuscules, Gallimard, Paris, 1984.

 

Texte publié dans Un Hiver d'oise (L'atelier édition, 2009) © Thierry Girard

 
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