Une Campagne victorieuse
Thierry Girard  

 

 

Le parcours de la Deuxième Division blindée à travers l’Est de la France, depuis la Haute-Marne jusqu’à Strasbourg (septembre-novembre 1944).

Les paysages de Salle des fêtes et d’Une Campagne victorieuse appartiennent à ce que l’on appelle aujourd’hui le Grand Est. Terres abandonnées d’une partie des Ardennes, situées le long de la Meuse entre le nord de l’Argonne et Sedan, pour Salle des fêtes ; campagnes quiètes, entourées de forêts épaisses, qui vont de la Haute-Marne à la ligne bleue des Vosges, puis la plaine alsacienne, lisse et bénie des dieux, pour Une Campagne victorieuse. Cette région qui regroupe les Ardennes, la Champagne, la Lorraine et l’Alsace est devenue, par le hasard des projets, puis par une forme d’attachement qui me conduit à revenir régulièrement arpenter ce vaste territoire, l’une de celles où j’ai le plus travaillé en France : Frontières (1984-85), un voyage le long de la frontière, du Rhin jusqu’à la mer du Nord ; La Ligne de partage (1987), quelques marches photographiques et une errance toponymique en Haute-Marne et dans les Vosges (le parcours du dernier projet m’a amené à revoir certains endroits photographiés jadis) ; Mémoire blanche (1992), quatre marches photographiques sur les traces d’Arthur Rimbaud dans les Ardennes ; Le Rhin (1998-99), un voyage le long du Rhin depuis la source jusqu’à l’embouchure, en longeant notamment toute la rive alsacienne ; sans oublier évidemment ce qui m’amène deux fois par an, depuis vingt ans, vers l’Est, mon travail sur l'observatoire photographique du paysage dans le parc naturel des Vosges du Nord.

Ces deux projets se suivent l’un l’autre dans le temps et il y a de fait une réelle continuité entre les deux problématiques, autour de la question de l’exploration de la mémoire sourde du paysage. Cependant, les protocoles de mise en œuvre de chaque projet et la méthode de travail ne sont pas tout à fait les mêmes. Pour Salle des fêtes, même si je me renseigne précisément sur les lieux où les armées ennemies s’affrontent en ces derniers jours d’une guerre, celle de 1870, particulièrement sotte, mal préparée et mal conduite du côté français (lire à ce propos le roman édifiant de Zola, La Débâcle), je ne tiens pas à les recenser ni à les distinguer comme tels, et je préfère les intégrer, les diluer dans une approche globale du territoire considéré dès lors comme un territoire de la défaite. Dans le livre publié chez Loco, les lieux ne sont pas nommés, seule une liste de toponymes apparaît à la toute dernière page, mais ne renvoyant à aucune image précise. Mon projet dans les Ardennes est d’évidence une errance “philopoétique“, ein Winterreise plutôt qu’une réelle quête mémorielle ou un inventaire des champs de bataille.

Une Campagne victorieuse procède par contre d’un travail préparatoire semblable à celui que j’avais effectué pour Paysages insoumis, à savoir une recherche en amont de documents divers, récits, témoignages, cartes, photographies, récoltés en grande partie dans les archives du musée Leclerc à Paris. Il m’importe alors de déterminer un itinéraire crédible — qui est en fait la fusion de plusieurs itinéraires, la Deuxième DB étant composée de “groupements“ ayant eu des parcours parfois communs, parfois séparés —, et de choisir des lieux de prises de vue relevant d’un combat, d’un fait d’armes ou d’une situation historique précise. Je me suis heurté parfois aux mêmes résistances du paysage que dans Paysages insoumis, à savoir l’impossibilité en tel ou tel lieu de trouver un point de vue satisfaisant, alliant à la fois richesse esthétique et justesse documentaire, mais je suis arrivé quand même à “baliser“ l’ensemble de l’itinéraire, et notamment les lieux les plus emblématiques de cette épopée militaire.
Cela dit, la question première est : comment représenter un théâtre de guerre ? J’essaye pour ma part de tenir une distance critique avec l’objet même de mon étude, distance qui participe de cette remise en cause du récit de l’histoire, remise en cause partagée aujourd’hui par nombre d’historiens, de philosophes ou d’artistes. Qui parle, d’où et au nom de quelle fabrication de l’Histoire ?

Ce détachement, qui peut s’exprimer parfois avec humour, voire de manière ironique, n’est pas tant une marque de défiance à l’égard de l’Histoire même — celle de la guerre de 1870 ou celle de la Libération en l’occurrence —, qu’une réserve de principe, presque éthique, à l’égard de tout récit héroïque ou strictement mémoriel, quel qu’il soit et d’où qu’il vienne — et cela n’enlève rien à l’admiration que je peux porter envers ceux qui se sont battus pour la Libération de la France.
Mes jeux de mots répétés, mes visual tricks et mes champs de bataille décalés dans Salle des fêtes ou Une campagne victorieuse trahissent une tendance certaine, sinon au mauvais esprit, du moins au second degré (c’est d’ailleurs une disposition récurrente que l’on retrouve dans presque tous mes projets). Dans Une Campagne victorieuse, j’ai parfois mis en avant des événements mineurs, parce que je n’ai pas voulu photographier embedded, depuis le command-car du meneur de troupe, mais en me mettant plutôt à la place du marsouin passant la nuit sans bouger, allongé dans une prairie humide au bord d’un ruisseau, à quelques pas d’une sentinelle allemande (cf. la photographie de Doncières) ; ou comme un paysan découvrant un char allemand embourbé dans le maigre ruisseau d’un bois et vidé de ses occupants (cf. la photographie de Bouxières-aux-Bois).
La plupart des documents dont j’ai pu disposer, témoignages à vif ou décalés des principaux acteurs, sont d’une lecture absolument fastidieuse, y compris du côté des spécialistes du « récit de guerre » dont les textes, souvent de nature hagiographique, regorgent de précisions pour “fana-mili” dans lesquelles on finit par se noyer rapidement, sans compter l’ennui. Dans la maquette du livre que je prépare, j’ai essayé de débarrasser mes légendes de tout ce fatras, par l’emploi, comme dans Paysage insoumis, d’une phrase neutre et explicite qui resitue l’événement simplement, le plus objectivement possible. Le second degré dont je parlais est une des épaisseurs de l’image, il ne nécessite pas d’être redondé par le texte — je pense à la fête foraine sur la place d’Andelot ou à la coiffe un peu ridicule (une cigogne en peluche) sur la tête de cette lycéenne (allemande de surcroit) devant la cathédrale de Strasbourg.

Et ne serait-ce que le titre également : Une Campagne victorieuse… De quelle campagne parle t-on ? De la campagne militaire ? Oui, il y eut au bout de cette action en tout point remarquable la Libération de Strasbourg puis la Victoire après une ultime chevauchée en Allemagne (jusqu’à Berchtesgaden…). Mais il s’agit tout autant d’une réflexion et d’un travail de représentation de la campagne française, de ces territoires ruraux dont je parlais en introduction. Et cette campagne-là, elle, n’est guère victorieuse. Elle est aujourd’hui le plus souvent affaiblie, dévitalisée, abandonnée, silencieuse. Et la lecture de ce projet peut alors se faire hors tout contexte historique, simplement comme une en-allée par les forêts et par les villages (c’était son titre initial et ce sera le sous-titre du livre), nourrie par mon tropisme personnel pour une France des routes secondaires, où le fracas de la guerre semble lointain, où les campagnes, les villages, les petites villes désindustrialisées semblent étouffer dans leur silence contraint ; mais où quelque chose agit malgré tout, qui n’est pas vraiment la nostalgie de temps révolus, plutôt la permanence d’un être-là de la terre, du ciel au-dessus de la terre, des couleurs de la forêt en toutes saisons, de l’odeur des labours et de l’humus, des lumières qui bénissent la journée ou celles qui désertent, laissant le monde dans un hiver sans fin. J’aime cela, j’aime les jours passés à conduire lentement de village en village, à pouvoir m’arrêter à tout moment pour photographier ou tout simplement sentir, respirer, ne rien faire ; j’aime cette errance tranquille, tout en déplorant les villages et les bourgs endormis, vidés de leur sève humaine, et dont les habitants, ceux qui restent du moins, se sentent souvent abandonnés, à l’écart du monde qui avance, et ne savent comment le rattraper. Mais ont-ils vraiment toujours le désir de le rattraper, car il y aussi du confort et d’autres formes de plaisir dans ces vies minuscules au cœur des forêts ou au centre des villages ?

 

© Thierry Girard 2016 (texte revu en 2019)

 
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