Histoires de limites    
par Anne Biroleau    

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Thierry Girard
L'inquiétude des carrefours
 

À propos d'une photographie entrée au département des Estampes et de la photographie en 2006.  En allant vers la Rebourgère, Saint-Marsault, Deux-Sèvres, 2003 © Thierry Girard 

La carte n'est pas le territoire mais une histoire de limites, de lignes cernant une surface de papier, la parcourant pour y signaler le réel, rivières, routes, chemins, ou y concrétiser l'abstrait, tropiques, équateur, fuseaux horaires... Au cœur de ce foisonnement de signes, Thierry Girard trace son itinéraire, et, habitant photographiquement le monde, le rend visible. Il lance sur le pays imaginaire les lignes qu'il suivra sans s'en éloigner, car il faut dans cette immensité confuse inventer sa propre géographie. Ce pays virtuel platonicien, cet imaginaire immémorial, l'acte photographique les immobilise dans l'ici et maintenant aristotélicien. Il parcourt ainsi la route historique de Tokyo à Kyoto, trace une diagonale de la Méditerranée à la mer d'Iroise, voyage en Chine...

Cette image, extraite de la série Histoires de limites illustre une pérégrination à la fois physique et spirituelle, celle d'un voyage, non au hasard, en flâneur, mais sur les lignes de crête d'une tentative de compréhension du monde "J'ai souvent éprouvé un sentiment d'inquiétude à des carrefours. Il me semble dans ces moments qu'en ce lieu ou presque : là, à deux pas sur la voie que je n'ai pas prise et dont déjà je m'éloigne, oui, c'est là que s'ouvrait un pays d'essence plus haute, où j'aurais pu aller vivre et que désormais j'ai perdu. [...] Cette harmonie a un sens, ces paysages et ces espèces sont, figés encore, enchantés peut-être, une parole, il ne s'agit que de regarder et d'écouter avec force pour que l'absolu se déclare au bout de nos errements. Ici, dans cette promesse, est donc le lieu." À cette belle méditation d'Yves Bonnefoy(1), font écho les propos de Thierry Girard : "Et la marche aidant au détachement et à la perception des choses rares, j'ai vu se lever les signes d'un paysage qui se divertit : une lumière épiphanique pour augure."

Chez lui, l'irréversible instant photographique devient vision d'un arrière-pays non pas imaginaire, mais actuel, affleurement du mystère, présence du genius locii. Nous voici face à un grand avant-plan de sol, austère et presque abstrait, dont la virtuosité discrète réside en ce que, comme dans la peinture, il semble commencer à nos pieds et non tenir à la distance de la focale. La surface brillante des étangs troue l'espace et guide notre regard vers le gris du ciel et le vert intense des prairies. Le rustique entier est subsumé dans ces formes et ces aplats de couleur.

N'était la modernité des fils électriques, des fils barbelés, des poteaux indicateurs structurant la composition, le doute temporel serait absolu. Un cheval habite l'image, accentue cette ambiguïté chronologique, si proche est-il de ceux des gravures de Dürer ou des peintures de Breughel. La confrontation du réel et de l'imaginaire ne penche pas vers la nostalgie, l'épaisseur du monde, la diversité de ses mystères se dévoilent ici grâce à la magie particulière liée au rythme exact de la marche et au regard juste du marcheur. La vitesse ne saurait faire ainsi exister l'espace.

Dans l'œuvre de Thierry Girard temps et espace ne se confondent plus, l'arrière-pays, d'ordinaire inaperçu, peut enfin s'offrir à notre délectation. Né en 1951, Thierry Girard a reçu le prix Niepce en 1984 ; lauréat de la Villa Médicis hors les murs en 1985, de la Bourse Leonard de Vinci en 1989 et de la Villa Kujoyama en 1997, il a réalisé de nombreuses commandes publiques. 

 © Anne Biroleau, 2006.

Anne Biroleau est conservatrice au Cabinet des estampes et de la photographie à la Bibliothèque nationale de France,Paris.

(1) Yves Bonnefoy, L'Arrière-pays, Gallimard, 2003, coll. "Poésie".

Texte publié dans Chroniques de la BNF n° 37.

 
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