Histoires de limites    
par Michel Boujut    

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Le sens de la marche

Il s'appelle Thierry Girard. Profession photographe. Pas un artiste de la chambre noire, mais un arpenteur en reconnaissance sur les chemins de traverse, à ne pas confondre avec les sentiers battus. Cet homme en marche revient d'un voyage en Chine sur les traces de Victor Ségalen, écrivain au long cours qui n'avait pas lui non plus le regard touristique. Voyage qui fera ultérieurement l'objet d'une exposition et d'un livre. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages dont le précieux «D'une mer l'autre» (Marval), relation intime d'un parcours entre Nice et Ouessant où il écrit que «les paysages sont des palimpsestes».

(…) Il est parti de sa maison de l'île de Ré, a longé la côte, est remonté vers la Vendée et les Deux-Sèvres, avant de s'enfoncer à l'intérieur des terres. Ce qu'il nous donne à voir, d'une étape à l'autre dans ses «histoires de limites», ce sont des paysages sous le ciel, des villages, des fermes, des routes de campagne, des bouts de littoral. Des instants décisifs, des moments suspendus, saisis dans une rigueur toute minimaliste avec, comme il dit, «le sentiment de fragilité qui en émane». Rien de lourd, en effet dans ses compositions contemplatives où la construction de l'espace passe par «une grâce surgissante». C'est, tour à tour, l'estuaire de la Gironde, un croisement de routes en Deux-Sèvres, où se tient un cheval de labour, un calvaire qui voisine avec des silos à Varannes, un parking déserté aux Ormes dans la Vienne, un café au store baissé à Saint-Médard, un blockhaus à la Grande-Côte, une plage à Fouras… Des lieux comme en attente et visités par de rares silhouettes. Rien n'est plus singulier que cette banalité-là. Deux photos sont sobrement titrées «En Charente». La première est un creux de paysage embué de givre dans un petit matin d'automne, la seconde, un étang dont les eaux stagnantes se teintent de rouge dans la lumière du soir. Le mystère plane sur l'une comme sur l'autre. Plus on les regarde, mieux on en perçoit l'insidieux dépaysement. Ici, le regard du photographe trouve sa juste distance, ni exotique, ni ingénu. Plutôt en empathie avec une certaine mélancolie d'un terroir en voie de disparaître.

Ce n'est pas sans émotion que je retrouve dans l'ouvrage mentionné plus haut de Thierry Girard un vibrant hommage à son aîné Paul Strand, photographe-marcheur lui aussi, qui, venu d'Amérique, s'était arrêté un jour de l'été 1951 près de Jarnac, chez son ami Claude Roy. De leur rencontre était né un livre conjuguant textes et photos, «La France de profil». «Le somptueux noir et blanc de Strand, écrit-il, est le chant du cygne de ce paysage et de ces hommes, une détresse latente qui est tout entière dans le regard terrible de ce "jeune gars" photographié à Gondeville en Charente»… Oui, mon «Jeune homme en colère» tel qu'en lui-même ! A ces justes considérations sur une France rurale à l'abandon, Thierry ajoute une confidence personnelle qui vous cueille à froid: l'histoire d'un drame survenu en novembre 1987 au barrage de… Gondeville. Le Zodiac sur lequel il descendait alors le cours de la Charente avec un ami s'était retourné. Lui avait échappé à la noyade, pas son compagnon. «J'ai failli tout arrêter après l'accident», note-t-il. C'est peut-être une forme d'effroi que captent ses photos silencieuses.

© Michel Boujut – La Charente Libre, 2006.

 
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