Paysages insoumis    
par Thierry Girard    

 

Légendes développées

De l’esprit des lieux.

 

À la fin des années 80, j’ai entrepris une série de cheminements à travers la Haute-Marne et les Vosges. Le livre issu de ce travail s’est intitulé La Ligne de partage, parce qu’il se termine justement par une marche d’une semaine le long d’une ligne de partage des eaux entre la Seine, le Rhône et le Rhin. J’avais alors beaucoup travaillé sur la toponymie, orientant mon errance à partir de noms de lieux (villages, forêts, monts, lieux-dits) repérés sur les cartes IGN au 1/25000e, et dont le plus beau est sans doute celui de cette montagne au-dessus de Remiremont : le Haut de l’A.

Le livre s’ouvrait par une longue citation de Michel Serres sur l’expérience de la traversée du paysage. J’en extrais deux lignes : « Là ou ici, l’apparence, dense de sens, accède presque au verbe. Partout ailleurs, nous passons, étrangers, à l’aube, aux choses, au sol, par le monde du silence. Ici, je jurerais que le paysage dit ».

Il me semblait que la toponymie avait quelque lien singulier avec le genius loci, terme qui signifie originellement la divinité qui habite un endroit particulier et dont le sens commun aujourd’hui renvoie à ce que l’on appelle l’esprit des lieux. La richesse d’un toponyme, qu’il évoque l’origine historique d’un lieu, son usage, une légende ou tout simplement une allitération étrange, invite à croire qu’il y a effectivement ici plus qu’ailleurs quelque “génie“ latent qui rend le paysage, sinon plus beau ou plus avenant, du moins plus riche de sens.

Il y avait certes dans les propos de Michel Serres une dimension quasi mystique des notions d’expérience, d’apparition, de présence. Sans aller jusque-là, j’ai pour ma part considéré très tôt que le paysage n’était pas indifférent, et qu’on ne pouvait surtout pas le réduire à la simple apparence de ce qui se présente à la vue, devant soi. Certes, il arrive que l’on n’ait pas d’autre choix que d’ordonner esthétiquement la seule surface des choses ; mais chaque fois que cela est possible, j’essaye de prendre en compte l’épaisseur du paysage, et de considérer celui-ci comme une sorte de palimpseste, le paysage étant de fait le résultat d’écritures successives et entremêlées de l’Histoire naturelle et humaine. C’est ainsi que j’ai régulièrement cherché à organiser des itinéraires traversant des paysages non indifférents : soit qu'il se soit passé des moments d'Histoire ou des histoires modestes ; soit que quelqu’un avant moi, un peintre, un écrivain, un philosophe, un voyageur, en ait déjà fait la matière de son imaginaire : l’histoire, la mémoire d’un paysage, sont aussi celles de sa représentation.

Les travaux qui ont suivi La Ligne de partage ont comme référent une œuvre littéraire ou un récit mythologique (Homère dans Pour Ulysse, Rimbaud dans Mémoire blanche, Peter Handkedans Les Lieux de l’écrit). L’enjeu est alors, non pas d’illustrer un texte, mais, sur un territoire défini, à partir d’itinéraires réels ou supposés, de réinventer un voyage photographique qui se nourrit des concepts et des images littéraires véhiculés par les œuvres en question.

Jaillissement & dissolution(1994-96) complexifie l’approche en jouant à la fois sur un référent littéraire (le livre de Claudio Magris sur le Danube), sur un référent pictural (la peinture romantique et notamment l’œuvre de Caspar David Friedrich) et sur la mémoire du paysage, particulièrement sa mémoire douloureuse (champs de batailles, camps de déportation nazis, insurrection de Budapest, guerre serbo-croate etc…). Je photographie alors, depuis la source jusqu’à l’embouchure du Danube, tous les lieux où il s’est passé quelque chose d’essentiel, depuis les Temps les plus reculés jusqu’à aujourd’hui ; qu’il demeure encore ici et là quelques vestiges ou monuments, ou que tout ait disparu, emporté par les siècles ou enfoui sous la terre
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Cette dernière série, achevée il y a quelques mois, reprend cette problématique de la mémoire historique, souvent douloureuse, du paysage. J’avais été frappé, il y a quelques années, en réalisant Les Cinq voies de Vassivière, par le caractère rebelle et réfractaire de l’histoire et de la culture limousines ; et je me suis proposé de sillonner à nouveau l’ensemble de ce territoire (en y ajoutant quelques confins en Charente et dans la Vienne) pour tenter de faire sourdre de ces paysages ordinaires de campagne, de villages, de forêts, une forme d’étrangeté, une ambiguïté, liées aux événements petits et grands, souvent méconnus et oubliés, censés s’y être déroulés. Évidemment, lorsqu’on évoque ces terres de routes serpentines, de hameaux isolés et de forêts opaques, on pense de suite à la Résistance, mais j’ai voulu élargir mon propos à toutes sortes de résistances, lointaines ou récentes : révoltes collectives, jacqueries, émeutes ouvrières et insurrections politiques, tout ce qui renvoie de fait à l’esprit de rébellion.

Dans un premier temps, j’avais intitulé ce projet Paysages de résistance, résistance du paysage, soucieux surtout, au sein de ce rapport dialectique, de “tester“ le second concept : car, il ne suffit pas qu’il se soit passé quelque chose quelque part pour que le paysage dise,justement. Encore faut-il pouvoir aller au-delà, faire vibrer le secret, le non-dit, l’histoire occultée d’un paysage. Comment faire surgir le trouble de la mémoire enfouie, au-delà de l’apparence non inquiète des choses ? À cet égard, le travail sur Vassivière avait quelque chose de prémonitoire : il y a dans toutes ces marches un sentiment d’inquiétude et d’intranquillité qui font de ces randonnées autre chose qu’une traversée béatement lyrique du monde.

Cette résistance du paysage est vite devenue une compagne habituelle, et il m’a fallu en certains lieux revenir à plusieurs reprises, et parfois en vain, ou sans être totalement convaincu par leur imago —leur capacité à engendrer des images. J’ai ainsi, sur la carte de mes errances, nombre de terrae deceptivae auxquelles je pense parfois rendre une ultime visite afin de résoudre enfin leur énigme et mettre un terme à leur résistance…

J’ai fini par renoncer à ce premier intitulé car il faisait trop référence à la Résistance et à la période 39-45, et finissait par occulter les autres situations. Or, un jour de mai 2009, sur la jolie route qui mène de Peyrelevade à Tarnac —haut-lieu de « L’Insurrection qui vient »!—, au détour d’un virage, je tombe sur quelques grandes lettres tracées à la peinture blanche et couvrant toute la largeur de la chaussée : « Plateau insoumis ». Le plateau en question est celui de Millevaches, sis à la fois sur le sud de la Creuse et le nord de la Corrèze, et sans doute la terre irrédentiste par excellence, de par la rudesse de ses paysages et de par la séculaire solidarité rebelle de ses habitants. Après tous ces voyages échelonnés sur deux années, de saison en saison, rien ne pouvait mieux résumer le sentiment que j’avais de ce territoire que ce terme « insoumis».

Hors un monument aux morts emblématique —celui de Gentioux en Creuse, à l’entrée du plateau de Millevaches, sur lequel est gravé : « Maudite soit la guerre »—, j’ai évité toutes les stèles, vestiges et autres rappels précis de l’Histoire.  Mais il y a aussi ces endroits, au hasard de la route, auxquels aucun événement connu ou répertorié ne peut être attaché, mais où semble souffler malgré tout quelque esprit des lieux, et où l’épaisseur, encore plus énigmatique, semble l’emporter sur toute autre considération. J’ai développé ainsi une série parallèle que j’ai intitulée Histoires possibles, paysages probables. Dans cette série, encore plus que dans la précédente, la précision documentaire —une sorte d’alibi pour “aller voir“— est bousculée par la fiction. Car, si l’on ne peut contester l’historicité de tel ou tel événement (encore que s’agissant des Croquants par exemple, rien n’est précis), qu’en est-il vraiment de la véracité des lieux choisis, et ne cachent ou n’avouent-ils pas d’abord nos propres mystères, et le premier d’entre eux, le plus souvent ineffable, celui d’être arrivé là, en tel lieu jusqu’alors inconnu, de l’avoir distingué et d’y avoir trouver le bonheur de l'être-là ?


© Thierry Girard, 2010.

Citation de Michel Serres extraite de Statues, François Bourin éditeur, Paris, 1987.

 

 

 
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